mercredi 10 juin 2020

LE NÉFLIER DU JAPON, LEMZAH : UN ÉTRANGER DANS NOS VERGERS, BIEN FAMILIER TOUT DE MÊME


Le néflier du Japon, encore appelé bibassier ou loquat, est le lemzah de nos vergers et de nos marchés.
Réputé prolifique en fruits, pouvant vivre un demi-siècle sans soins particuliers et peu exigeant du point de vue de la nature du sol, il est fréquemment cultivé au Maroc comme arbre fruitier. C’est même une constante du jardin marocain traditionnel, auquel il donne un cachet très méditerranéen, aux côtés d’autres espèces qui y sont fréquemment présentes, notamment les cognassiers, jujubiers communs, orangers, bigaradiers, citronniers, cédratiers, figuiers, grenadiers, mûriers. Pourtant cette belle espèce que l’on croit bien de chez nous, n’a pas toujours figuré dans le paysage marocain, bien qu’elle semble présenter tous les caractères d’une plante indigène, totalement adaptée à l’environnement local. En effet, son arrivée au Maghreb ne remonte pas au-delà de 150 ans. On ne trouve d’ailleurs aucune mention du néflier du Japon dans les traités arabes de botanique. N’étant pas connu des Anciens, l’arbre et ses productions reçurent, par le mécanisme dit "de la dévolution", le nom d’espèces voisines auxquelles elles furent assimilées en raison d’une vague ressemblance du fruit. Au Maroc, on les appela mzah, ce vernaculaire (sous la forme muṣa‘) désignant, dans les traités, les fruits, à péricarpe rouge et en forme de petites pommes, de l’azerolier (Crataegus azarolus), et du néflier d’Europe (Mespilus germanica). Ces deux espèces n’existant pas dans la flore marocaine, et le vernaculaire muṣa‘ /mzah ne s’appliquant chez nous à aucune autre espèce locale, le mot a dû vraisemblablement accompagner l’espèce dans sa migration lorsqu’elle arriva au Maroc. On trouve aussi dans le Nord du pays et en Tunisie bū-ssa‘a, qui est une corruption du classique muṣa‘. En Algérie, l’arbre et le fruit ont reçu le nom de mzah, muz, ce deuxième mot étant, là aussi, une corruption de muṣa‘, de za’rura (l’un des noms de l’azerolier, à l’origine), de kwirrsa (un autre nom local de l’azérolier, évoquant son petit goût de pomme acidulée), de bū-‘ẓima (litt.: celui au petit noyau) ou de djidabu, didjabu (en amazigh de Kabylie).
Fort mal nommé – car les premiers Européens qui le décrivirent se sont trompés sur son pays d’origine – le néflier du Japon est natif du Sud de la Chine où il pousse à l’état sauvage dans les montagnes du Sichuan et du Yunnan. Domestiqué depuis au moins deux millénaires, il serait passé très tôt au Japon. C’est le lukwat en cantonnais, qui a donné le phytonyme occidental loquat, le biba ou biwa en chinois et bipa en japonais, qui a donné le français bibassier, via le portugais bibass.
On ne sait pas trop à quelle date et par quelle voie il arriva en Inde, en Afghanistan et en Iran où il occupe aujourd’hui une grande place dans les jardins, les traditions alimentaires et la pharmacopée locales. Il n’est pas exclu en tout cas que les Portugais ou les commerçants musulmans, qui ont eu des contacts avec la Chine dès les XVe-XVIe siècles, aient contribué à l’introduction de l’arbre en Inde d’où il diffusa vraisemblablement de proche en proche jusqu’au Proche-Orient. En arrivant en Asie centrale et en Asie mineure, le loquat fut immédiatement comparé au néflier local, le néflier commun (Mespilus germanica, fort mal nommé lui aussi car il n’est pas originaire de Germanie), qui y pousse à l’état spontané et dont le fruit lui ressemblait.
En Turquie, on lui donna les noms de yeki dunya, prononcé aussi yeni dunya, dont le sens signifierait en quelque sorte « néflier de printemps » par opposition au néflier commun qui est un fruitier d’automne.
Au Moyen-Orient (Liban, Palestine, Irak), où l’espèce est vraisemblablement arrivée via l’Iran et l’Irak ou via la Turquie, l’arbre et le fruit sont dénommés askidinyā, iskidunyā, akkedineh, des vernaculaires qui trouvent leur origine dans les lexiques turc et persan.
En revanche en Égypte, l’espèce porte le nom de bachmala, qui est la corruption du grec moderne muchmulo et muchmula (eux-mêmes corruption du grec ancien mespilus). Cette différence de traitement linguistique de la plante, traduit peut-être des voies d’introduction différentes de l’espèce : par la Grèce pour l’Égypte, par la Turquie ou par l’Iran pour le Liban, la Palestine et l’Irak.
On admet généralement que le néflier du Japon serait arrivé en France en 1784 en provenance de Canton, via l’île de La Réunion, et que Londres aurait reçu son premier pied l’année d’après, mais il est plus que probable, comme nous l’avons dit précédemment, que les Portugais ont connu l’arbre déjà deux ou trois siècles auparavant et peut-être même qu’ils l’ont rapporté au Portugal dès cette époque, comme ils l’ont fait pour l’oranger doux.
À partir de la France, le néflier du Japon fut acclimaté dans divers territoires coloniaux à climat tempéré ou chaud. On pense que c’est en 1835 qu’il fut introduit en Algérie par des agronomes français à titre expérimental et qu’il y prospéra rapidement. Comme ce nouveau fruit présentait une certaine ressemblance avec ceux du néflier commun (Mespilus germanica) et de l’azerolier (Crataegus azarolus) – qui existent tous les deux en Algérie et dont les fruits sont consommées localement – on lui donna, par le mécanisme de la dévolution, les noms locaux de ces espèces : mzah et za’rura que l’on retrouve cités dans les traités arabes anciens, andalous et moyen-orientaux. De l’Algérie, l’espèce passa au Maroc, vraisemblablement vers la même époque, en emmenant avec elle son vernaculaire algérien. C’est d’ailleurs dans la vallée de Zegzel, chez les Beni Snassen, tout près de la frontière avec l’Algérie que l’on trouve les plus beaux vergers de néfliers du Japon. Cette provenance explique d’ailleurs pourquoi le vernaculaire marocain n’a rien avoir avec les phytonymes chinois, proche-orientaux ou européens de la plante.
Le néflier du Japon est un arbre à port érigé, dont la taille peut aller de 3 m à 12 m selon les cultivars, à feuillage persistant et d’aspect un peu cotonneux dans certaines de ses parties, bourgeons et faces inférieures des feuilles plus spécialement. C’est une belle espèce, un peu exotique par son allure générale qui se remarque tout de suite. Les feuilles d’un vert foncé et brillant, sont assez grandes, oblongues, lancéolées, coriaces et possèdent des nervures bien marquées. Les fleurs, disposée en grappes, nombreuses, de couleur crème et parfumées, s’épanouissent en hiver, voire même en automne, et sont donc une bénédiction pour les abeilles qui se livrent sur elles, en cette saison où le nectar se fait rare, à un butinage intensif. C’est l’un des premiers arbres à fructifier, vers le mois d’avril, chez nous. Les fruits, dits nèfles, sont ovoïdes, de 3 à 4 cm de diamètre, avec une peau de couleur jaune à orangé, selon les variétés, et une pulpe de même couleur, plus rarement blanc jaunâtre. Les pépins, assez gros, de taille variable, sont généralement au nombre de trois, accolés entre eux. Ce sont des fruits fragiles, difficilement transportables, car ils doivent se récolter bien mûrs afin qu’ils aient le temps de perdre leur acidité. Pour qu’ils ne s’abiment pas trop vite, il est préférable de les cueillir avec leur queue. Leur chair est fondante, plus ferme dans certaines variétés, juteuse, de saveur agréablement acidulée et rafraîchissante.
Au Maroc, le néflier est cultivé un peu partout, dans les jardins d’agrément, les vergers et parfois même comme arbre d’alignement dans les rues et avenues, mais cette culture n’est quasiment jamais une culture de rente en dehors peut-être de celle qui se fait dans la vallée de Zegzel (Beni Snassen). Sur les marchés, les fruits qui proviennent de cette vallée sont d’ailleurs les plus estimés. Les meilleurs cultivars sont Tanaka, Algérie et Golden Nugget.
La multiplication de l’arbre est facile ; elle se fait généralement par bouturage, marcottage ou greffage, parfois par semis, mais, dans ce dernier cas, seulement à partir de pépins frais.Par semis, la croissance sera plus lente et la production ne commencera qu’à la dixième année au lieu de 2 ou 3 avec les autres modes. L’espèce a besoin d’être correctement irriguée mais tous les substrats lui conviennent.
Le néflier est un arbre généreux qui produit beaucoup de fruits arrivant à maturité en même temps. C’est de ce fait un arbre du partage. Quand ils en avaient quelques pieds dans leurs jardins, nos grands parents disaient de lui : « lemzah, naklou menou ou nweklou » (« Le néflier du Japon, nous en mangeons à souhait et nous en donnons »). Je me souviens en effet que mon père, quand j’étais jeune, n’avait jamais eu à acheter des nèfles au marché. À la saison de ces fruits nos voisins ou des amis de la famille qui possédaient des vergers, nous en offraient des corbeilles pleines que ma mère s’empressait de cuire dans du sucre avant qu’ils ne se gâtent et ne deviennent immangeables. Il est clair que cette tradition d’offrande et de partage, très accentuée dans le cas de ce fruit, trouve son origine dans le caractère périssable du produit. Mais elle a aussi sa raison d’être dans l’ancienne économie d’échange, non monétaire, dite de troc, qui se pratiquait couramment il y a encore quelques décennies entre familles rurales ou d’origine rurale. Celle qui avait un excédent d’olives en faisait profiter ses voisins, lesquels lui offraient des figues, de l’orge ou des melons, à la belle saison, une fois leur garde-manger suffisamment pourvu. Dans la vallée de l’oued Zegzel, où ce fruitier est beaucoup cultivé, les arboriculteurs qui ont toujours d’importants surplus de nèfles, avaient autrefois l’habitude de les étaler sur des litières de feuilles au bord des chemins pour que les pèlerins et les voyageurs de passage puissent se sustenter. C’est aussi le seul endroit que je connaisse où les enfants, qui ont toujours l’estomac dans les talons, et les vagabonds n’ont pas besoin de chaparder dans les vergers puisque manger à même l’arbre était toléré par les propriétaires. L’un de ces arboriculteurs des Beni ʻAttig, dont je longeais un jour le verger, me dit – alors que je lui demandais la permission de cueillir quelques nèfles sur ses arbres – : « tu peux, pourquoi tu ne pourrais pas alors que les oiseaux peuvent ?, sers toi à volonté, choisis celles du haut qui sont les plus mûres et ne te donne pas la peine de me remercier, Dieu le fera à ta place ». Sur ces bonnes paroles je me servis, royalement, sans exprimer de manière audible ma gratitude à qui que ce soit, pas plus au fellah aʻttigui qu’à la nature prodigue, mais, en mon for intérieur, je remerciais quand même ce brave homme qui ne voulut rien de moi en retour, pas même un merci, pour les valeurs de générosité qu’il portait.


Comme les fruits arrivent à maturité en même temps et qu’ils se conservent assez mal, les familles transforment généralement en confiture les excédents qui ne sont pas immédiatement consommés en dessert, en prenant bien soin d’enlever tous les noyaux car leurs amandes renferment de l’acide cyanhydrique toxique. On les conserve aussi parfois en les faisant confire dans du sirop.


Avec les tartes aux nèfles, ce sont les seules fabrications domestiques qui se font chez nous à partir des fruits.

Des noyaux du néflier du Japon, mélangés ou non à ceux d’autres rosacées (amandes amères, abricots, pêches, prunes, cerises, etc.), l’industrie tire une huile grasse, dite huile de noyaux, utilisée en cosmétique et en savonnerie. Cette huile, dans laquelle l’acide cyanhydrique ne passe pas, possède à peu près les mêmes propriétés adoucissantes que l’huile d’amandes douces, mais elle ne peut néanmoins être utilisée qu’en usage externe.

Dans notre médecine traditionnelle, les fruits mûrs passent pour posséder des propriétés antinauséeuses et les feuilles âgées (wraq lemzaḥ) en décoction sont utilisées comme antidiarrhéique, notamment pour les diarrhées enfantines et les fièvres d’origine digestive.
Chez les Beni Snassen, on ajoute parfois dans cette décoction de la nounkha (Ptychotis verticillata) qui se récolte beaucoup dans la région. Cette médication jouit localement d’une grande réputation.
Le bois, rose, assez dur et se polissant bien, est utilisable en ébénisterie comme les autres bois de Rosacées (cerisier, poirier, abricotier, etc.).
Si tout est donc faux dans son nom et dans l’idée que les gens se font de sa patrie d’origine– car ce n’est pas un arbre indigène comme on le croit communément chez nous, il n’est pas non plus originaire du Japon et ce n’est ni un néflier à proprement parler, ni le vrai mzah des anciens traités arabes – en revanche, tout est vrai dans sa réputation d’excellence en tant qu’arbre fruitier. Tout est vrai dans cette réputation et tout est utile en lui comme nous venons de le voir, y compris la pulpe (sans les noyaux) des fruits pourris qui constitue un fourrage très énergétique pour le bétail. Si on ajoute, à cette qualité d’arbre fruitier très utile, la beauté de son port et de sa frondaison qui le rend apte à servir en tant qu’espèce ornementale, nous avons là un végétal précieux, bienvenu dans notre flore nationale et méritant tout à fait la grande place qu’il s’est fait dans notre économie et dans nos traditions, en dépit du fait qu’il y soit arrivé au départ en étranger.

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